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LA RECEVABILITE DES POURVOIS EN CASSATION CONTRE LES ARRETS D’APPEL STATUANT SUR LES ORDONNANCES RENDUES EN APPLICATION DES NOUVEAUX POUVOIRS JURIDICTIONNELS DES JUGES DE LA MISE EN ETAT

Publié le : 05/09/2024 05 septembre sept. 09 2024

Les rédacteurs des présentes ont pris connaissance d’un arrêt rendu le 23 mai 2024 par la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation (Pourvoi n° C 23-12.744) sur le rapport de Madame le Conseiller Marie-Luce GRANDEMANGE, du 25 janvier 2024 (v. nos références n° 1 et 2), laquelle décision a, au visa des articles 606, 607 et 608 du Code de procédure civile, déclaré irrecevable, sans évocation particulière des moyens, le pourvoi élevé à l’encontre d’un arrêt de réformation rendu le 28 novembre 2022 par la Cour d’appel de Paris ayant dit que l’action en responsabilité délictuelle du commercialisateur d’une résidence bénéficiant d’un régime fiscal dérogatoire n’était pas prescrite.
La question se pose, en conséquence, du traitement judiciaire des fins de non-recevoir, au premier rang desquelles la prescription, institution mise systématiquement en exergue dans les dossiers dits « sériels » concernant les nullités ou responsabilités susceptibles d’être encourues dans les opérations d’investissement immobilier à des fins locatives et soutenues par des dispositifs fiscaux d’incitation.
  1. LES NOUVEAUX POUVOIRS JURIDICTIONNELS PROPRES DU JUGE DE LA MISE EN ETAT

Le Décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, applicable aux instances introduites à compter du 1er janvier 2020, a conféré au Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire, à l’exclusion de toute autre formation dudit tribunal, le pouvoir juridictionnel propre repris à l’article 789-6° du Code de procédure civile pour : « Statuer sur les fins de non-recevoir ».
Cette réforme de la procédure civile a laissé inchangé l’article 608 du Code de procédure civile dans sa rédaction issue du Décret n° 2014-1338 du 6 mars 2014 aux termes duquel : « hors les cas spécifiés par la loi, les autres jugements en dernier ressort ne peuvent être frappés de pourvoi en cassation indépendamment des jugements sur le fond ».
Par référence aux articles 606 et 607 qui le précèdent, ces autres jugements sont toutes les décisions de justice autres que celles :
  • qui tranchent dans leur dispositif une partie du principal et ordonnent une mesure d’instruction ou une mesure provisoire (article 606) ;
  • qui statuent en dernier ressort sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident et ce faisant, mettent fin à l’instance (article 607).
Il est vrai que jusqu’à la réforme applicable à compter du 1er janvier 2020, les juridictions de fond statuaient - dans une même décision, à l’issue de la mise en état et après clôture de l’instruction des dossiers - tant sur les fins de non-recevoir, que sur le fond si nécessaire.
Lorsqu’en première instance la fin de non-recevoir était rejetée et qu’une décision était donc rendue sur le fond, le même pouvoir, si la décision n’était pas rendue en dernier ressort, cas le plus général, appartenait alors, par l’effet dévolutif, à la Cour d’appel dont l’arrêt était immanquablement susceptible d’un pourvoi en cassation possiblement sur les deux questions de la fin de non-recevoir ou du fond jugées par la Cour d’appel.
Il est notable de souligner que ces décisions intervenaient dans une dynamique et une chronologie homogènes et acceptables par un justiciable, sans aucune dissociation d’instance.
La création de pouvoirs juridictionnels propres au Juge de la mise en état, notamment pour statuer sur les fins de non-recevoir, sans une clarification corrélative des règles anciennes relatives aux décisions susceptibles de pourvoi en cassation, pose aujourd’hui un véritable problème d’accès au juge comme l’illustre l’arrêt isolé, non publié au Bulletin, mais néanmoins rendu par la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation le 23 mai 2024 (ibid.).
 
  1. UNE SITUATION PARADOXALE RESTRICTIVE DU DROIT D’ACCES AU JUGE ET INCOMPATIBLE AVEC LE SOUCI D’UNE BONNE ADMINISTRATION DE LA JUSTICE

Il est, certes, constant que si les arrêts rendus par les cours d’appel mettent bien fin à l’instance ayant suivi les ordonnances qui, en vertu de leurs pouvoirs juridictionnels propres, avaient été rendues par les juges de la mise en état, ils n’ont pas, et pour cause, mis fin à l’instance au fond initiée par les investisseurs-demandeurs.
La solution résultant de la lecture, faite le 23 mai 2024 par la Cour de cassation, des articles 606, 607 et 608 du Code de procédure civile conduit donc à contraindre une partie, demanderesse au bénéfice de la fin de non-recevoir, d’être jugée au fond - en première instance puis en appel - et d’être, à ce second niveau, frappée d’une décision défavorable pour que soient alors examinés en droit et dans un même pourvoi, tout à la fois la recevabilité et le bien-fondé de l’action introduite par le demandeur principal victorieux.
Or, par nature et selon les textes mêmes qui les définissent, les fins de non-recevoir se posent en préalable à l’examen du bien-fondé d’une demande, l’article 122 du Code de procédure civile disposant :
« Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».
Pourtant, dans l’affaire ayant conduit à l’arrêt de la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation du 23 mai 2024, nul doute que l’instance opposant la société EDELIS à Madame B. va reprendre au fond devant le Tribunal judiciaire de Créteil et ce n’est donc - sans préjuger, bien évidemment, mais par hypothèse de travail - qu’après que la Cour d’appel de Paris aurait condamné les défenderesses que celles-ci auraient la possibilité de faire examiner la légalité du rejet de leur fin de non-recevoir par la Cour régulatrice.
Sans vouloir stigmatiser les délais actuellement observés devant les juridictions civiles de premier et second degrés, l’on peut affirmer que la question préalable de la recevabilité de l’action en justice se trouvera alors évoquée et pourquoi pas, avec succès, plus de trois années après l’arrêt de rejet du pourvoi sans motivation particulière et plus de six années après que les défenderesses principales en première instance aient excipé de cette fin de non-recevoir devant le premier Juge de la mise en état !
Notons et c’est un point qui n’est pas neutre, que l’on peut se poser la question de l’indépendance avec laquelle la Cour suprême viendrait alors juger en droit le bien ou mal fondé d’une fin de non-recevoir, confrontée à une, voire deux, décisions de fond, qui seraient, au moment de l’examen de cette question « préalable » entièrement exécutées (à défaut de quoi, le pourvoi serait radié)…
Il n’est pas du tout hypothétique de penser qu’alors l’inutilité économique du pourvoi - en cas d’insolvabilité ou de dispersion des bénéficiaires provisoires des décisions rendues - serait telle qu’elle équivaudrait à une privation de la partie, condamnée, mais non encore définitivement fixée sur la recevabilité de l’action de son adversaire (!), de l’accès à son juge du droit dans un délai raisonnable, exigé à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et appliqué par une jurisprudence nourrie de la Cour de Strasbourg : un tel procès pourrait-il encore être qualifié d’ « équitable » ?
Face à ce paradoxe, un parallèle peut être fait avec une célèbre exception de procédure pour laquelle, de longue date, les juges de la mise en état des tribunaux de grande instance, puis judiciaires, détiennent un pouvoir juridictionnel propre et exclusif en application de la rédaction actuelle de l’article 789-1°du Code de procédure civile : le sursis à statuer.
Les exemples ne manquent pas et, à titre d’illustration, un arrêt rendu par la même 2ème Chambre civile de la Cour de cassation le 10 novembre 2016 avait bien examiné tous les moyens articulés par les demandeurs au pourvoi à l’encontre d’une ordonnance de Monsieur le Premier Président de la Cour d’appel de Rennes du 24 septembre 2013 ayant rejeté leurs demandes relatives à un appel de l’ordonnance du Juge de la mise en état qui avait prononcé un sursis à statuer.
La Cour de cassation, dans cet arrêt, rejette le pourvoi, mais peu importe : elle le reçoit néanmoins et motive sa décision, alors que ni l’ordonnance de sursis à statuer, ni celle du Premier Président ayant refusé aux demandeurs le droit d’en relever appel, n’avaient mis fin à l’instance au fond pendante devant le Tribunal saisi (v. notre référence n° 3).
Et cette configuration, dans laquelle personne, pas plus la Cour de cassation d’office que les parties, ne s’est, en tout bon sens, posé la question de la recevabilité du pourvoi en cassation, reste instructive, car relative à l’existence d’une situation procédurale dont le règlement préalable conditionne la solution du litige principal : en un mot le souci, soumis à l’appréciation discrétionnaire du juge-instructeur, d’une bonne administration de la justice (v. Civ. 1ère 9 mars 2004, Pourvoi n° 99-19.922, ou encore Civ. 2ème 29 mai 1991, Pourvoi n° 89-21103).
 
  1. LES SOLUTIONS – LA DECISION D’OPPORTUNITE DE RECEVOIR LES POURVOIS SANS ATTENDRE UNE MISE EN COHERENCE DU CODE DE PROCEDURE CIVILE

  1. Les solutions issues des textes réglementaires
Il a été démontré ci-dessus (v. I. paragraphes 5 et 6) qu’avant la réforme entrée en vigueur au 1er janvier 2020, il existait, en première instance comme en appel, une instance unique conduisant à des décisions de premier et second degrés statuant à la fois sur les fins de non-recevoir et, en cas de rejet de celles-ci, sur le fond du dossier.
Ce n’est plus le cas.
En effet, les instances d’appel résultant d’ordonnances de juges de la mise en état de tribunaux judiciaires sont des instances autonomes, n’étant caractérisées par aucune mixité comme auparavant.
En conséquence et en droit strict, l’on doit considérer que les arrêts d’appel réformant les ordonnances rendues en première instance par un Juge de la mise en état mettent fin à l’instance, au sens de l’article 607 du Code de procédure civile, toute solution contraire, conduisant à rajouter les deux termes « au fond » à un texte qui, inspiré par la mixité naturelle des procédures antérieures, ne le prévoit pas.
En outre, l’article 123 du Code de procédure civile dispose :
« Les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause… »,
Ce que rappelle une jurisprudence constante (v. 1ère 2 oct. 2007, Pourvoi n° 05-17.691) et elles peuvent même l’être pour la première fois devant la Cour de cassation (v. Civ. 1ère 13 oct. 1998, Pourvoi n° 96-18.881) : elles sont donc assimilables, connaissant le même régime procédural, aux règles d’ordre public et nous dirons qu’elles appartiennent à un « ordre public procédural » justifiant, au-delà du simple bon sens, qu’elles soient tranchées de manière prioritaire.
De surcroît, l’article 122 du Code de procédure civile précise bien que la fin de non-recevoir, tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond.
Dès lors, la solution isolée et ponctuelle résultant de l’arrêt rendu le 23 mai 2024 par la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation et, surtout, la situation procédurale des plaideurs qui en est la conséquence, sont en totale contradiction avec ces textes.
C’est pourquoi, après la constatation d’une carence d’harmonisation des dispositions du Code de procédure civile (v. supra), nous envisageons de proposer à la Cour de cassation, par analogie avec les dispositions de l’article 4 alinéa 2 du Code de procédure pénale, qui exprime en termes précis l’adage « le pénal tient le civil en l’état », de dire pour droit qu’en l’état des nouveaux pouvoirs juridictionnels propres et exclusifs confiés au Juge de la mise en état du tribunal judiciaire par le nouvel article 789-6° du Code de procédure civile, « les fins de non-recevoir tiennent le fond en l’état », permettant ainsi aux magistrats chargés en première ligne de l’instruction des dossiers, de surseoir à statuer au fond dans l’attente d’une décision passée en force chose jugée sur les fins de non-recevoir : en clair, une bonne administration de la justice soumise à leur appréciation discrétionnaire.
  1. Le cas particulier de la demande de sursis à statuer
A l’occasion de l’audience d’incident devant le Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire saisi d’un tel dossier, la partie demanderesse du bénéfice de la fin de non-recevoir pourrait conclure à ce que le Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire ordonne dans l’ instance concernée :
« le sursis à statuer sur les demandes au fond des demandeurs, jusqu’à l’apurement de toutes voies de recours à l’encontre des arrêts rendus par la Cour d’appel et, notamment, jusqu’à l’issue des pourvois pendants devant la Cour de cassation sous les n° …. ».
Sans préjuger des décisions qui seront alors rendues, il est évident que l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par le Juge de la mise en état - motivé par le seul souci d’une bonne administration de la justice - échappe totalement au contrôle et au pouvoir d’appréciation de la Cour de cassation qui serait alors tenue, nous semble-t-il, dans le respect d’une décision souveraine, insusceptible de recours et exécutoire, de recevoir le pourvoi et de l’instruire à l’appui des moyens en demande et en défense, sauf à placer la demanderesse auxdits pourvois face à un déni de justice prohibé par les dispositions de l’article 4 du Code civil et une jurisprudence constante.
En particulier, un jugement remarquable, et toujours cité en note sous ledit article 4, dans l’édition 2025 du Code civil Dalloz et rendu le 6 juillet 1994 par le Tribunal de grande instance de Paris, rappelle qu’il faut entendre par déni de justice non seulement le refus de répondre aux requêtes ou le fait de négliger de juger les affaires en état de l’être, mais aussi, plus largement, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu (v. TGI Paris 6 juil. 1994 sur Gazette du Palais 1994.2.589 et note Petit).
Aussi, pour l’ensemble des raisons qui précèdent, prises tant de manière isolée que de façon cumulative, et tant en légalité qu’en opportunité, les auteurs suggèrent-ils fortement que les pourvois en cassation élevés dans des dossiers similaires soient maintenus et soutenus, sans omettre de faire figurer en liminaire des mémoires ampliatifs un argumentaire sur la question de leur recevabilité, afin d’éviter que la Cour suprême, qui pourrait, par erreur à notre sens, voir dans l’arrêt de sa deuxième Chambre civile du 23 mai 2024, un « précédent » de référence, ne les rejette d’office sans même en examiner les moyens.

Fait à Toulouse, le 29 août 2024

Maître Bérénice de PERTHUIS FALGUEROLLES
Maître Hervé JEANJACQUES


Avocats à la Cour – Barreau de Toulouse

 

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